IV
SUR les trottoirs de la ville, l’immense entité avide formée par la masse des éternels sans-travail de Cleveland se rassemblait et se dispersait, se regroupait pour attendre, attendre toujours, se fondre en un agglomérat triste et instable. Muni de son sac de pièces, Joe Fernwright heurtait leur flanc collectif en se frayant un passage vers la cabine téléphonique de monsieur Travail. Il humait l’odeur familière vinaigrée et pénétrante de leur présence massive, trop chaude et pourtant porteuse d’un regret plaintif.
De tous côtés, des yeux scrutaient son avance déterminée.
« Pardon », dit-il à un jeune homme maigre au physique de Mexicain, qui se retrouvait coincé par la foule en plein sur son chemin.
L’autre plissa la paupière nerveusement mais ne bougea pas. Il avait remarqué le sac en amiante ; de toute évidence, il savait ce que Joe transportait, vers quel lieu il se dirigeait et quelles étaient ses intentions.
« Puis-je passer ? » lui demanda Joe. L’impasse paraissait complète. Derrière lui, la cohue de l’humanité inactive s’était refermée, empêchant toute retraite. Il ne pouvait revenir en arrière, pas plus qu’il ne pouvait avancer. Il pensa : ils vont agripper mon argent et tout sera fini. Son cœur lui faisait mal comme s’il avait escaladé une crête, la crête qui menait au bout de sa vie, montagne terrible jonchée d’ossements. Autour de lui, les orbites béantes de milliers de crânes, il subissait une distorsion visuelle étrange comme si l’avenir de ces gens avait dû se manifester de manière physique et immédiate… Comme si le futur impatient réclamait son dû.
Le jeune Mexicain dit : « Puis-je jeter un coup d’œil à vos pièces de monnaie, monsieur ? »
Joe ne savait que faire. Le cercle des orbites évidées continuait à l’enserrer de toutes parts. Il se sentait rétrécir sous leur pression accablante. Sa dépression le reprenait, accompagnée du sentiment de son impuissance, mais pas de culpabilité. C’était son argent. Ils le savaient et lui aussi. Pourtant les yeux vides l’immobilisaient, comme si, pensa-t-il, rien n’avait plus d’importance. Que j’atteigne la cabine téléphonique ou non, quoi que je fasse, quoi qu’il advienne de moi, le sort de ces gens restera semblable à lui-même.
Et pourtant, consciemment, Joe ne s’en souciait pas. Ils avaient leur vie et lui la sienne qui contenait un sac en amiante de pièces patiemment économisées. Est-ce qu’ils peuvent me contaminer ? pensa-t-il. Me faire tomber à leur niveau d’inertie ? Je n’ai pas à m’en préoccuper, c’est leur problème. Je ne vais pas couler avec le système. C’est ma première décision : ignorer les deux messages et utiliser mes pièces. C’est le début de mon évasion ; et plus jamais il n’y aura d’entrave.
« Non », dit-il.
« Je n’en prendrai pas. »
Une étrange compulsion submergea Joe. Ouvrant son sac, il sortit une pièce et la tendit au Mexicain. Comme celui-ci s’en emparait, des mains se tendirent de toutes parts ; le cercle des yeux indifférents était devenu un anneau de mains ouvertes. Mais elles ne révélaient pas d’avidité. Personne n’essaya de s’emparer de son sac. Les mains étaient là, en attente. Une attente faite de confiance, comme celle qu’il avait ressentie quelques heures auparavant à espérer un second message. Quelle horreur, pensa Joe. Ces gens croient que je vais leur faire un cadeau, comme si je remplaçais le destin. L’univers ne leur a rien donné de toute leur vie et ils ont accepté cette fatalité en silence jusqu’à présent. Ils me voient comme une sorte de divinité surnaturelle. Il faut que je sorte de là le plus vite possible. Je ne peux rien pour eux.
Mais pendant qu’il réalisait cela, il se voyait en train de plonger la main dans son sac et en sortir des pièces qu’il distribuait aussitôt aux paumes tendues.
Un navire de surveillance de la police descendit au-dessus de leurs têtes dans un grand sifflement, les surplombant comme un couvercle. Ils pouvaient voir ses deux occupants affublés de leurs beaux et luisants uniformes, le casque d’émeutes scintillant, le fusil-laser à la main. Un des policiers cria : « Éloignez-vous de cet homme ! »
Le cercle oppresseur commença à se dissoudre, les mains tendues sombrant une à une dans l’obscurité de l’apathie.
« Ne restez pas là », ordonna le second policier d’une voix épaisse. « Circulez. Faites disparaître ces putains de pièces ou je vous colle une amende qui vous les ratiboise. »
Joe poursuivit sa route.
« Pour qui vous prenez-vous ? » relança l’autre policier d’une voix épaisse, comme leur véhicule suivait directement au-dessus de la tête de Joe. « Pour une organisation philanthropique privée ? »
Joe ne répondit pas et continua à marcher.
« La loi vous donne obligation de me répondre », fit le policier.
Joe prit une pièce dans son sac d’amiante et la tendit au policier le plus proche. Il s’aperçut ainsi avec étonnement qu’il ne restait presque plus rien.
Mon argent s’est envolé ! Il ne me reste plus qu’une porte ouverte – celle qui conduit aux lettres que j’ai reçues depuis deux jours, que cela me plaise ou non – ce que je viens de faire a décidé pour moi.
« Pourquoi m’avez-vous tendu cette pièce ? » demanda le policier.
« C’est un pourboire », dit Joe qui sentit alors sa tête éclater, comme le faisceau du laser, réglé pour assourdir, le frappait entre les yeux.
Au commissariat de police, il se trouva en présence d’un jeune officier de police blond aux yeux bleus, mince dans son uniforme propret, et l’air terriblement prétentieux. Celui-ci précisa : « Nous n’allons pas vous retenir, monsieur Fernwright, bien que vous soyez techniquement coupable d’un crime contre le peuple. »
« Contre l’État », rectifia Joe, assis à moitié recroquevillé. Il se massait le front en un effort pour arrêter la douleur. Il parvint à articuler : « Pas le peuple », ferma les yeux et se laissa submerger par la souffrance qui coulait du point où le rayon l’avait touché.
« Ce que vous êtes en train de dire », reprit le jeune officier de police, « constitue en soi-même un délit et nous pourrions vous arrêter pour cela aussi. Nous pourrions même vous remettre au Bureau politique de contrôle comme ennemi de la classe laborieuse, engagé dans une conspiration pour provoquer une agitation contre le peuple et ses serviteurs, dont nous faisons partie. Mais votre casier jusqu’à présent… » Il étudia Joe avec une intensité professionnelle. « Un homme sain d’esprit ne se met pas à offrir des pièces de monnaie à des inconnus. » Il examina un document, sorti d’une fente de son bureau, qui venait de se dérouler devant lui. « De toute évidence, vous avez agi sans préméditation. »
« Oui », répondit Joe, « sans préméditation. » Il ne ressentait aucune émotion, seulement un inconfort corporel terrible, et qui continuait à grandir en lui, annihilant toute activité psychique.
« Nous allons de toute façon vous confisquer vos dernières pièces. Au moins pour quelque temps. Et vous serez en période probatoire pour un an pendant lequel vous vous présenterez ici toutes les semaines pour nous rendre compte, entièrement compte, de vos activités. »
« Sans procès ? » fit Joe.
« Vous désirez un procès ? » lui demanda l’officier en l’étudiant du regard.
« Non », répondit Joe en continuant à se frotter le front. Les documents du S.Q.C. n’avaient apparemment pas encore été fournis à leur ordinateur, décida-t-il. Mais ça ne devrait pas tarder. Ils recolleront les morceaux ; son attitude avec le policier, les messages dans les W.C. Je suis complètement dingue, se dit-il ; l’inactivité m’a rendu fou. Les sept derniers mois m’ont esquinté. Et alors, quand je me suis mis à bouger, quand j’ai joué mon coup et amené mes pièces à monsieur Travail… je n’y suis pas arrivé.
« Attendez un instant », lança un autre policier. « Voilà quelque chose sur lui venu du S.Q.C. Ça vient juste d’arriver de leur fichier électronique central. »
Joe se retourna et courut vers la porte du commissariat. Vers la foule compacte au-dehors. Comme s’il pouvait s’enterrer en elle, ne faire plus qu’un avec sa masse.
Deux policiers surgirent devant lui et plongèrent à sa rencontre. Ils se rapprochaient à une allure anormalement rapide, comme sur une bande vidéo dont on aurait accéléré la vitesse. Alors, soudain, ils se retrouvèrent sous l’eau, comme de souples poissons argentés ; ils tendirent les bras vers lui, bouche ouverte, et tentèrent de manœuvrer au milieu des coraux et des algues marines. Mon Dieu ! Pourtant, Joe lui-même ne sentait pas d’humidité autour de lui ; mais il y avait bien devant lui un réservoir d’eau à la place où se trouvait le poste de police ; il en voyait encore l’ameublement qui s’enfonçait dans le sable comme des épaves englouties et les policiers se tortillaient près de lui, magnifiques dans leurs mouvements souples et luisants. Mais ils ne pouvaient pas le toucher. Bien qu’il fût au centre de la scène, Joe ne se trouvait pas dans le réservoir. Les sons ne lui parvenaient pas. Il voyait leur bouche bouger, mais seul le silence touchait ses tympans.
Agité d’un mouvement onduleux, un calmar passa près de lui ; Joe pensa que cette bête représentait l’âme de la mer. Brusquement, le calmar éjecta des nuages sombres, comme s’il désirait effacer toute chose. Les officiers de police avaient maintenant disparu ; l’obscurité s’étendit jusqu’à remplir le panorama, puis devint d’une intensité plus grande toujours plus opaque.
Mais je peux respirer, pensa Joe. « Hello », dit-il tout haut… et il entendit le son de sa propre voix. Je ne suis absolument pas dans l’eau ; pas comme eux. Je suis coupé du reste du monde ; une entité séparée. Mais pourquoi ?
Si j’essayais de bouger ? Il avança d’un pas, puis d’un autre, puis, avec un clonk sonore, il rebondit sur une surface semblable à un mur. Peut-être d’un autre côté, pensa-t-il. Il se retourna et fit un pas vers la droite. Clonk. Pris de panique, il se répétait : Je suis enfermé dans une boîte grande comme un cercueil ! M’ont-ils tué ? Quand j’ai essayé de m’enfuir. Il tendit les bras dans la nuit environnante, tâtonna… et un objet fut placé dans sa main droite. Petit, carré. Avec deux boutons circulaires.
Un transistor.
Il l’alluma.
« Salut les copains ! » Une petite voix gaie résonna dans l’obscurité. « Ici le fantastique Cary Karns, l’empereur des disques Jockeys ; j’ai en ce moment six téléphones devant moi et les opératrices peuvent brancher vingt circuits pour que je puisse vous entendre, tous mes bons amis ; vous qui désirez discuter avec moi sur n’importe quel sujet. Rappelez-vous du numéro : 394-950-911111. Alors téléphonez, les copains ; dites-nous ce qui vous vient à l’esprit, le bon, le mauvais, l’indifférent, l’intéressant, et l’ennuyeux… Vous n’avez qu’à appeler le fantastique Cary Karns au 394-950-911111, et tout notre auditoire vous entendra et saura ce que vous avez à dire, vos opinions, le petit fait que tout le monde se doit de connaître… » Du haut-parleur encastré dans la radio sortit le son d’un téléphone qui sonne. « Allô ? Déjà un correspondant ? » Fantastique Cary Karns déclara : « Oui, monsieur ; je veux dire, oui madame. »
« Monsieur Karns », déclara une voix de femme stridente, « on devrait mettre un panneau de stop à l’intersection de l’avenue Fulton et de Clover, là où passent les écoliers. Je les vois tous les jours… »
Quelque chose de dur, un objet très dense, frappa la main gauche de Joe. Il l’agrippa. Un téléphone.
Il s’assit, plaça le téléphone et le transistor devant lui, puis sortit un briquet dont il alluma la flamme butane. Elle éclaira un cercle restreint, mais, à l’intérieur de cette aire, il pouvait distinguer le cadran téléphonique et la radio, un Zénith, nota-t-il. De toute évidence, un modèle haut de gamme, vu son apparence.
« Eh bien, les amis qui m’écoutez », babillait joyeusement le fantastique Cary Karns. « Le numéro est 394-950-911111 ; vous pouvez m’y joindre et à travers moi le monde… »
Joe fit le numéro, arriva péniblement à la fin des chiffres, tint le combiné près de son oreille, écouta le signal « occupé » pendant quelques instants, et entendit enfin dans le téléphone mais aussi par la radio la voix de fantastique Cary Karns.
« Oui, monsieur ? Ou bien est-ce madame ? » demanda Karns.
« Où suis-je ? » fit Joe dans le récepteur.
« Écoutez ! » dit Karns, « nous sommes en communication avec quelqu’un là-bas, pauvre hère complètement perdu. Quel est votre nom, monsieur ? »
« Joseph Fernwright. »
« Eh bien, monsieur Fernwright, c’est un réel plaisir de vous avoir au bout du fil. Votre question est, où êtes-vous ? Quelqu’un pourrait-il répondre à monsieur Fernwright, de Cleveland – vous êtes bien de Cleveland, n’est-ce pas, monsieur Fernwright ? Je pense que c’est une question importante pour monsieur Fernwright. J’aimerais garder les lignes libres pour quiconque serait désireux de nous appeler et de nous donner des éléments de réponse. Au moins une vague idée de l’endroit où se trouve monsieur Fernwright en ce moment. Alors, chers auditeurs, veuillez ne pas appeler avant que nous ayons localisé monsieur Fernwright. Ça ne devrait pas être long, monsieur Fernwright, nous avons une audience de dix millions et un émetteur de 50 000 watts, et… Attendez ! Un appel. » Bruit minuscule d’un téléphone qui sonne. « Oui, monsieur ou madame. Monsieur. Votre nom, monsieur ? »
Une voix masculine, simultanément dans la radio et le téléphone de Joe, dit : « Je m’appelle Dwight L. Glimmung et j’habite 301, Pleasant Hill Road. Je sais où se trouve monsieur Fernwright. Il est dans ma cave. Juste à droite et légèrement en retrait de la chaudière. Il est dans une caisse en bois qui sert aux envois postaux et que j’ai reçue avec mon appareil à air conditionné, commandé à la Manufacture populaire de Saint-Etienne, l’an dernier. »
« Vous entendez cela, monsieur Fernwright ? » jubilait le fantastique Cary Karns. « Vous êtes dans une caisse de transport, chez monsieur Dwight L… quel est le reste de votre nom, monsieur ? »
« Glimmung. »
« Dans la cave de monsieur Dwight L. Glimmung, 301 Pleasant Hill Road. Vos ennuis sont terminés, monsieur Fernwright. Vous n’avez plus qu’à sortir de la caisse et tout ira bien ! »
« Je préfère tout de même qu’il ne casse pas le colis », l’interrompit Dwight L. Glimmung. « Je ferais peut-être mieux de descendre à la cave et de le faire sortir en dégageant quelques planches. »
« Monsieur Fernwright, dit Karns, pour l’édification de notre auditoire, pourriez-vous dire comment vous vous êtes retrouvé dans une caisse d’emballage vide, au fond de la cave de monsieur Dwight L. Glimmung, 301 Pleasant Hill Road ? Je suis certain que nos auditeurs aimeraient tous savoir. »
« Je n’en ai aucune idée », répondit Joe.
« Eh bien, peut-être que monsieur Glimmung… monsieur Glimmung ? Il a dû raccrocher pour descendre à la cave et vous délivrer, monsieur Fernwright. Vous avez vraiment eu de la chance d’attraper monsieur Glimmung à l’écoute de l’émission précisément ce soir. Sinon vous auriez probablement dû attendre le jugement dernier dans votre caisse ! Et maintenant tournons notre attention vers un autre auditeur. Allô ? » Joe entendit un cliquetis dans le récepteur. Le circuit avait été coupé.
Des sons. Tout autour de lui. Un bruit de craquement et quelque chose d’énorme qui se plie en arrière ; la lumière remplit la boîte où Joe Fernwright était assis, le briquet à la main, en compagnie d’un téléphone et d’une radio.
« Je vous ai tiré des baraquements de police du mieux que j’ai pu », dit une voix masculine – la même qu’à la radio.
« Quelle manière étrange », répondit Joe.
« Étrange à vos yeux. Aux miens, plusieurs de vos actes l’ont été tout autant, depuis que je vous observe. »
« Comme de distribuer mes économies dans la rue ? »
« Non, cela je le comprends. Ce qui me semble bizarre, c’est que vous ayez supporté d’attendre tous les mois, enfermé dans votre cellule de travail. » Une seconde planche céda et la lumière se fit plus intense ; Joe cligna des yeux ; il essayait de voir Glimmung, mais ce n’était pas encore possible. « Pourquoi ne pas être allé à un musée proche pour y casser quelques-unes de leurs poteries d’une main anonyme ?… Ça vous aurait fait du travail et vous auriez reconstitué parfaitement les pièces endommagées. Rien n’aurait été perdu et vous auriez pendant ce temps gardé activité et productivité. »
La dernière planche tomba et Joe Fernwright aperçut en pleine lumière la créature de Sinus V, la forme de vie que l’encyclopédie avait décrite sénile et sans le sou.
Il contemplait une majestueuse orbe d’eau qui tournait autour d’un axe horizontal. À l’intérieur se dressait une ellipse transversale, faite de flammes. Derrière les deux éléments, juste au-dessus d’eux, ondoyait une sorte de rideau, fait d’une matière qu’il identifia comme de la soie.
Un aspect supplémentaire. Il y avait une image enfouie entre les deux orbes élémentales : le visage doux et agréable d’une jeune fille aux cheveux bruns qui lui souriait. Une tête très ordinaire, souvent rencontrée, facilement oubliée. Il pensa que c’était un masque composite, comme ceux que l’on découvre tracé à la craie colorée sur le vide des trottoirs. Visage temporaire, sans trait accentué, à travers lequel Glimmung désirait le rencontrer. Mais le Feu et l’Eau étaient les fondements de l’univers. Ils tournaient à l’infini, suivant une vitesse parfaitement régulée. Un superbe et éternel mécanisme qui veillait à sa propre conservation, pensa-t-il, sauf le châle de tissu fragile et le visage d’adolescente. Il était stupéfait. Sa vision était-elle une démonstration de force ? Elle ne donnait certainement pas l’impression de sénilité, et pourtant il devinait derrière l’apparence sévère une très grande vieillesse ; quant à son statut financier, il ne pouvait encore l’estimer. Cela viendrait plus tard… ou jamais.
« J’ai acheté cette maison il y a sept ans », dit Glimmung – ou tout au moins sa voix. « Lorsqu’il existait encore un marché de l’immobilier. »
En cherchant d’où provenait la voix, Joe remarqua quelque chose qui lui figea le sang et le fit bouillonner en même temps. Le feu et la glace se conjoignaient, faisant de lui une pâle caricature de Glimmung.
La voix sortait d’un antique gramophone à manivelle, Victrola, sur lequel un disque tournait à grande vitesse. Les paroles de Glimmung étaient gravées dessus.
« Vous avez probablement bien fait », dit Joe, « il y a sept ans, c’était le moment d’acheter. Vous faites votre recrutement à partir d’ici ? »
« En partie oui », répondit la voix de Glimmung sortie de Victrola. « Mais je fonctionne aussi dans bien d’autres endroits… En fait, dans de multiples systèmes solaires. Et maintenant, je vais vous dire où vous en êtes, monsieur Fernwright. Pour la police, vous vous êtes tout simplement enfui de leur immeuble, et pour une raison difficile à comprendre, ils n’ont pu vous arrêter. Mais un mandat a été lancé contre vous, et vous ne pouvez plus retourner ni à votre chambre ni à votre cellule de travail. »
« Sans me faire attraper par la police », compléta Joe.
« Est-ce votre désir ? »
« C’est peut-être mon destin », fit Joe, stoïque.
« Idiotie. Votre police est cruelle et dangereuse. Je veux que vous voyiez Heldscalla telle qu’elle resplendissait avant de couler. Vouuuuu », et le phonographe s’arrêta. Grâce à la manivelle Joe le remonta, sentant éclater en lui une multitude de sentiments impossibles à décrire.
« Vous trouverez un instrument optique sur la table à votre droite », dit Glimmung qui avait retrouvé sa voix avec la vitesse correcte du disque. « Un mécanisme qui permet la perception de la profondeur, construit sur votre propre planète. »
Joe chercha – il trouva une vieille visionneuse stéréoscopique, datant de 1900, et une série de vues en noir et blanc à introduire dans l’appareil, « Vous ne pourriez pas vous procurer mieux ? » demanda-t-il. « Un bout de film, ou une bande vidéo, au lieu d’une vieillerie inventée avant l’automobile ? » Il comprit soudain. « Vous êtes fauché », dit-il. « Smith avait raison. »
« C’est une calomnie », répondit Glimmung. « J’ai hérité de ma race le souci de l’économie. Vous êtes un pur produit d’une société socialiste fondée sur le gaspillage. Moi, je crois à la libre entreprise et à ses préceptes : un centime d’économisé… »
« Mon Dieu », grogna Joe.
« Si vous désirez que je m’en aille, vous n’avez qu’à relever l’ensemble cellule/aiguille en mica ; c’est tout. »
« Que se passe-t-il lorsque le disque se termine ? » demanda Joe.
« Cela n’arrivera jamais. »
« Alors ce n’est pas un vrai disque. »
« Mais si. Les sillons forment une boucle sans fin. »
« Quelle est votre véritable apparence ? » fit Joe.
Glimmung répondit seulement en écho : « Quelle est votre véritable apparence ? »
Piégé, Joe reprit en gesticulant : « Tout dépend si vous acceptez la division de Kant des phénomènes à partir du Ding and sich, de la Chose en Soi, qui est comme la monade insécable de Leibnitz… »
Il s’arrêta car le disque avait de nouveau cessé de tourner. Joe réfléchit pendant qu’il le remontait : Il n’a probablement pas entendu ce que j’ai dit ; et il l’a probablement fait exprès…
« J’ai raté vos propos philosophiques », fit le phonographe lorsqu’il eut terminé de le remonter.
« Ce que je dis, c’est qu’un phénomène perçu ne peut l’être qu’à l’intérieur d’un système structural de perception de l’observateur. Ce que vous voyez de moi… » Il se montra pour appuyer ses dires. « … est la projection de votre propre esprit. J’apparaîtrais tout autre à un système perceptif différent, aux yeux de la police, par exemple. Il existe autant de points de vue que de créatures sensibles. »
« Humm », fit Glimmung.
« Vous comprenez ma distinction », appuya Joe. « Que désirez-vous vraiment, monsieur Fernwright ? Le temps est venu pour vous d’agir. De participer – ou de refuser cette participation – à un grand moment historique. En cet instant, monsieur Fernwright, j’existe en un millier d’endroits ; j’y engage ou je m’efforce d’engager une immense variété d’ingénieurs et d’artisans… Vous êtes un artiste parmi beaucoup d’autres, je ne peux vous attendre plus longtemps. »
« Suis-je vital pour le projet ? » demanda Joe.
« Oui ; quelqu’un doit soigner les poteries. Vous ou un autre. »
« Quand toucherai-je mes 35 000 crumbles ? D’avance ? »
« Vous les recevrez, quannnnn », commença à dire Glimmung avant de s’arrêter avec la course du disque sur le Victrola.
Salaud, pensa Joe tristement pendant qu’il tournait la manivelle.
« Quand », dit Glimmung, « et si, seulement si, la cathédrale est relevée des flots, remise à la place qu’elle occupait des siècles auparavant. »
C’est bien ce que je pensais, maugréa Joe pour lui-même.
« Viendrez-vous sur la planète du Laboureur ? » demanda Glimmung.
Joe réfléchit un instant. Dans sa tête, il évoquait la chambre où il dormait, sa minuscule cellule de travail, la perte de ses pièces de monnaie, la police… Il les rassembla tous pour essayer d’en tirer la somme de sa vie. Qu’est-ce qui me retient ici ? se demanda-t-il. L’ancre du connu. Le fait que j’y suis habitué. On peut s’habituer à tout, et même apprendre à l’aimer. L’exemple du chien de Pavlov avec ses réflexes conditionnés le montre bien. Je suis tenu par l’habitude et rien de plus.
Il demanda à Glimmung : « Pourrais-je recevoir quelques crumbles à l’avance ? Je voudrais acheter une veste de sport en cachemire et une nouvelle paire de souliers de tous les jours. »
Le phonographe explosa ; des morceaux jaillirent dans toute la pièce, blessant Joe aux bras et au visage. Au centre des cercles d’eau et de feu hurlait une figure immense aux traits distordus par la colère ; l’apparence fragile de la jeune fille avait disparu ; à sa place rayonnait la force d’un soleil. Le visage le maudissait, l’insultait en une langue inconnue. Il se recroquevilla, écrasé par la colère de Glimmung. Les objets familiers par lesquels Glimmung s’était manifesté jusqu’à présent partirent en fragments minuscules, le tissu fragile et même la structure d’eau et de feu. La cave commença enfin à se craqueler, comme une ruine qui s’écroule ; des blocs de ciment pleuvaient sur le plancher, puis le sol s’affaissa, s’effondrant comme de la boue sèche.
Jésus, Marie ! pensa Joe. Et Smith disait qu’il était sénile. D’énormes morceaux de la maison tombaient maintenant tout autour de lui ; une section de tuyauterie le frappa en pleine tête et il entendit chanter les mille voix de la peur. « Je vais y aller », cria-t-il, les yeux fermés, les bras enroulés autour de la tête pour la protéger. « Vous avez raison ; il ne faut pas plaisanter avec ça. Je suis désolé. Je sais que ça a une grande importance pour vous. »
La poigne de Glimmung se resserra sur sa poitrine ; comme si elle n’avait tenu qu’un journal. Pendant un instant, il contempla un œil enragé, à la pupille de flammes dévorantes – un œil unique ! – puis la tempête de feu se calma. La pression sur sa cage thoracique diminua un peu. Mais suffisamment. Il pensa : je n’ai probablement pas de côte fêlée. Je ferais tout de même mieux de me faire examiner par un docteur avant de quitter la Terre, pour être plus sûr.
« Je vais vous laisser dans la salle d’attente principale du spatioport de Cleveland », dit Glimmung. « Vous trouverez sur vous assez d’argent pour acheter un ticket à destination de la planète du Laboureur. Prenez le premier vol ; ne retournez pas à votre chambre pour prendre vos affaires – la police vous y attend. Prenez ceci. » L’objet captait la lumière pour la refléter en mille couleurs ; les coloris se regroupaient en une forme, puis s’écoulaient en fins ruisseaux pour reconstituer une nouvelle structure un peu plus loin.
« Un tesson de poterie », dit Glimmung.
« C’est un morceau d’un des vases détruits de la cathédrale ? » demanda Joe. « Pourquoi ne pas me l’avoir montré tout de suite ? » Je serais parti immédiatement, pensa-t-il, si je l’avais vu… Si j’avais pu deviner.
« Vous savez maintenant », conclut Glimmung, « ce que vous allez réparer grâce à votre talent. »